Vision composée de Pierre Vinclair par Michel Volkovitch
Autre livre à même de complexer son lecteur : Vision composée, aux éditions Exopotamie, où Pierre Vinclair — l'une des douze stars invitées dans mon Traduire en vers ? — traduit vingt poèmes d'Emily Dickinson, et non content de les traduire, commente pour nous son travail. La formule est rare, mais passionnante, et justifiée par l'extrême difficulté des poèmes. D'autant que Vinclair met la barre très haut : il s'attache à rendre non seulement le sens du poème, mais sa musique.
Car traduire sans rythme et sans rime un poème qui ne dit rien d'autre, en rythme et en rime, que la toute-puissance de la musique, c'est s'assurer que l'expérience — dont la signification n'est qu'une partie — ne passera pas dans la langue-cible.
(Est-il besoin de préciser que ce qui vaut pour le poème en question, donné ci-dessous, s'applique à tout autre poème, puisque tous, explicitement ou non, parlent de musique ?)
Voici donc :
Bind me — I still can sing —
Banish — my mandolin
Strikes true within —
Slay — and my Soul shall rise
Chanting to Paradise —
Still thine.
Le même, vinclairisé :
Lie-moi — je chante malgré tout —
Limoge — ma mandoline joue
Vrai en dedans —
Tue — mon Âme soudain s'envole
Au Ciel dans un air sans paroles —
À toi toujours.
Éblouissant, non ? Alors que la brièveté des vers dickinsonniens rend la tâche à première vue impossible, la poésie est là, qui palpite. Quant aux gloses, qui font appel si nécessaire à Kant ou Hegel, elles sont d'une richesse et d'une pertinence épatantes.
On a rarement vu d'aussi précieuse leçon de traduction. Et le maître n'a que quarante-deux ans ! Qui a dit que la traduction en vers était un truc de vieux crocodiles ?
À noter, pour finir, que Pierre Vinclair traducteur n'est qu'un des avatars d'un personnage multiple et fascinant — mais ceci est une autre histoire.
Michel Volkovitch
Lien vers l'article : http://volkovitch.com/2406.htm