Parallèlement à sa propre production poétique, Pierre Vinclair développe depuis plusieurs années une impressionnante activité de traducteur de poésie en langue anglaise, notamment, quoique sa modestie l’incline à prétendre le contraire quand vous abordez le sujet avec lui. Mais les faits sont têtus et sa bibliographie ne l’est pas moins : après Derek Walcott (Actes Sud, 2016), T. S. Eliot (Hermann, 2018), Christine Chia (Le corridor bleu, 2019), Alexander Pope (Les Belles Lettres, 2022) et une anthologie du sonnet anglais (Lurlure, 2023), le poète-traducteur se confronte dans Vision composée à la poétesse américaine Emily Dickinson (1830-1886).
L’ouvrage, paru en avril 2024 aux éditions Exopotamie, dirigées par Mélanie Cessiecq-Duprat, n’est pas du tout une édition-traduction de la poésie de Dickinson : c’est un essai de « traduction embarquée » (p. 13), portant sur vingt pièces tirées de ses œuvres complètes. Partant de l’idée que « traduire, c’est agir » (p. 12), l’auteur souhaite partager avec le lecteur et la lectrice les ressorts et les étapes de cette action (ou « expérience »), reprenant à son compte l’interrogation formulée jadis par Ricœur : « Comment le traducteur fait-il ? » [1]
Le traducteur, certes, mais aussi, en l’occurrence, le poète et le philosophe. La formation et la pratique de Pierre Vinclair l’ont doté d’un arsenal pluridisciplinaire qu’il met à profit ici pour analyser et traduire les strophes denses et souvent hermétiques de Dickinson, où l’ellipse informe l’expérience mystique. En convoquant la traductologie (Berman), la philosophie (Kant, Emerson, Wittgenstein), la poétique (Jean-Christophe Bailly, Helen Vendler) et, bien entendu, la grammaire et la prosodie, Pierre Vinclair illustre la manière dont la traduction poétique agit dans le cadre d’un processus complexe de recherche et de création. Et, d’emblée, on ne saurait trop recommander cet essai à toutes celles et tous ceux qui s’entraînent à la version ou au thème. Ces laborieux exercices leur apparaîtront enfin comme les lieux insoupçonnés d’une création personnelle. L’élève Rimbaud, justement mentionné dans l’ouvrage (p. 88), en passa par là.
L’essai se présente sous la forme d’un diptyque : dans la première partie, la traduction du poème est proposée comme le moyen de restituer la « vision » que le poème porte ; dans la seconde partie, la critique du poème doit mettre en évidence sa « musique », élément intraduisible et pourtant transposable, comme le montrera Pierre Vinclair, non sans une virtuosité peu commune, tout au long de cette deuxième moitié de l’ouvrage. J’ignore ce que cette bipartition inspirerait à un philosophe et je laisse le soin à la philosophie de nous renseigner sur la forme duale de cette enquête. Mais pour quiconque pense à partir de l’histoire de la poésie et de la poésie elle-même, cette division évoque symptomatiquement Rimbaud (« il faut être voyant ») et Verlaine (« De la musique avant toute chose »), deux contemporains de Dickinson. De quoi serait-ce le symptôme ? D’une démarche de traduction qui jamais ne cesse d’être une démarche d’écriture poétique en soi, de réécriture du texte-source en poème dans la langue-cible, au cours de laquelle le respect de l’original peut passer par l’oubli de l’original. Pour comprendre ce phénomène paradoxal, mais impératif, je renvoie, entre autres, au passage expliquant les raisons de traduire le vers « I asked no other thing » par « J’ai demandé pas d’autre chose » (p. 30-31).
Il me semble ainsi que Vision composée est passionnant non seulement par son armature théorique, indéniablement remarquable, mais aussi par la poursuite en direct de la meilleure solution possible de traduction pour chaque poème étudié. Devant le poème à traduire, il existe en effet toujours « un nuage de virtualités que sa version finalement publiée aura rejeté dans le néant » (p. 11). C’est ce drame que Pierre Vinclair donne à voir en temps réel. Et ce drame est double : il convient de trouver ces virtualités, avant de n’en retenir qu’une seule. D’ordinaire, le lecteur et la lectrice n’ont pas accès à cette quête et à son dénouement, sauf à consulter, par exemple, les brouillons des traducteurs et traductrices conservés dans les fonds d’archives.
À ce titre, la phrase la plus révélatrice de l’essai, la phrase qui, selon moi, manifeste ce que signifie « agir », en répondant à la question de Ricœur rappelée plus haut, serait la suivante : « J’en étais là dans mon brouillon. » (p. 85) Elle indique un moment de suspens, qui précède un nouveau tournant traductif ; mais elle révèle surtout que la traduction poétique est l’affaire d’un « je » qui se met à la place d’un autre « je » pour écrire son propre poème. Vinclair traduisant Dickinson nous montre qu’il assume provisoirement l’énoncé « je est une autre », tout particulièrement dans le cas d’une poésie se définissant « à travers le “je”, qui vaut moins pour la personne empirique que pour sa fonction » (p. 59). Il doit exister un « je » du traducteur-poète pour relayer le « je » poétique dans la langue qui l’accueille.
À travers ce commerce intime entre deux sujets, l’essai souhaite-t-il esquisser une éthique de la traduction ? L’auteur lui-même évoque plutôt la place de la traduction « au cœur des enjeux politiques de la réception du poème » (p. 22), dans la mesure où le devoir de traduire nous force à nous approprier le texte, à partager son sens (vision et musique confondues). Mais la manière dont ce partage agit, cette somme de gestes et de choix, tout en paraissant de l’extérieur relever de la seule technique, engagent tout l’être dans le transfert d’une langue à l’autre, avec une rigueur et un soin qui s’attachent au moindre détail.
L’art de la traduction poétique est le care du passé, du présent et du futur.
Pierre Troullier
Pierre Vinclair, Vision composée : 20 poèmes d’Emily Dickinson traduits et commentés, éditions Exopotamie, mai 2024
[1] Paul Ricœur, Sur la traduction, Les Belles Lettres, « Traductologiques », 2016, p. 40.
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