Vision composée de Pierre Vinclair par Georges Guillain

À PROPOS DU DERNIER LIVRE DE PIERRE VINCLAIR ET D’UN CERTAIN « FLAIR POÉTIQUE ».


 

Je m’apprêtais hier à partager le poème ci-dessus extrait de parmi tout ce qui renverse, poème dont je constate qu’il me parle toujours tellement, en dépit de l’impossibilité où je demeure de le traduire en une claire et complète signification quand commençant à lire le tout dernier ouvrage de Pierre Vinclair, Vision composée, dans lequel l’auteur partage avec nous ses réflexions à l’occasion de la traduction qu’il entreprend d’une vingtaine de poèmes d’Emily Dickinson, j’ai ressenti cette émotion somme toute assez rare de voir que certains des passages que je lisais éclairaient de façon lumineuse la démarche à laquelle ce poème, me semble-t-il, sacrifie.

Voici.



Estimant, comme je le crois aussi, qu’on peut largement « deviner [dans la plupart des poèmes d’Emily Dickinson ] une définition implicite de la poésie », Pierre Vinclair écrit que « cette définition du poème — un ensemble fini de faits textuels organisés de telle manière qu’ils parviennent, par la superposition de plusieurs sens possibles et contradictoires, à contenir une sorte d’infini — est proprement moderne, voire moderniste. À la suivre, il n’est ni question d’exprimer des émotions, ni de les ornementer, ni de faire des expérimentations avec la langue, mais de trouver la forme du sens de la vie (tel que celui-ci est irréductible à la signification d’une phrase).[…] En tout cas, [poursuit-il ] les voies par lesquelles se crée le sens pour E.D. semblent doubles : il y a d’un côté des processus de dissémination — remplacer un mot attendu par un mot inattendu[…], traiter quelque chose d’abstrait […] comme un lieu concret, densifier la formulation[…], ne pas expliciter les comparaisons […] — et d’un autre, qui les compensent, des procédures de structuration, par la répétition[…], la mise en parallèle […] ou la régularité (prosodique, notamment). Ces deux types d’opérations — dissémination, structuration — font la diastole et la systole du sens. Comme une maison, bien architecturée, dans laquelle auraient lieu des fêtes à peine imaginables. »

 On comprendra mieux ce qui est ici exprimé en se référant à un autre important passage du livre qui me semble essentiel, à savoir sa référence à un commentaire du critique américain Harold Bloom à propos de cet étrange flair, ce sens, cette aptitude particulière qui tient à la fois de l’intuition et du sentiment, à travers quoi, dans cette conception, trouve à s’animer en profondeur le poème, rendant ainsi sa signification irréductible à tout discours.

« Une intelligence vaste et subtile ne suffit pas en elle-même à faire un poète ; les qualités essentielles sont l’inventivité, la maîtrise technique des figures, et l’étrange flair qui permet de trouver dans et par le rythme une signification intuitive [that weird flair for intuiting significance through rhythm], pour laquelle nous n’avons pas de nom adéquat. »

Sans doute trouve-t-on aujourd’hui de moins en moins de ces poèmes devant leur charge principale à cet étrange flair, qui me semble avoir guidé non seulement Emily Dickinson mais bien certainement des poètes comme Paul Celan ou Mandelstam[1]. Il me semble voir maintenant le poème revenir à des formes plus discoureuses d’expression de soi ou de mise en spectacle idéologique du monde. Sûrement que toutes ces formes ont leur propre droit à l’existence. Seulement cette façon que possède une certaine poésie comme le dit Vinclair de « trouver la forme du sens de la vie » sans le réduire à la signification d’aucune phrase relève d’une forme d’expérience ouverte de la pensée qu’on aurait bien tort de ne pas mieux considérer.

Georges Guillain

[1] Il en est bien entendu beaucoup d’autres.

Publié par Georges GUILLAIN / LES DÉCOUVREURS / éditions LD à 18:42 


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