Un corps qu'on dépeuple de Matthieu Lorin, par Romain Frezzato

 

Matthieu Lorin, “Un corps qu’on dépeuple”, lu par Romain Frezzato


Romain Frezzato entraîne ici dans les pages de ce livre “au titre musclé” et dans “les cent pas du texte”.



Matthieu Lorin, Un corps qu’on dépeuple, Exopotamie, 2023, 15 €


Sous ce titre musclé, Matthieu Lorin ne s’attaque pas seulement au corps mais à l’être que ça nous fait, l’organe, le biographique des humeurs et des tissus, et tous les trous dedans qui nous font un espace impeuplable, qui nous fait le corps poreux, pas sain, fragile. C’est qu’on écrit avec ce qui nous peuple, la tripe en-dedans, le viscère souple de qui s’obstine à vivre. Le poète a beau vouloir s’en défaire (« Il me faut me détacher de ce ventre, briser le cocon comme le paysan tire un coup de fusil dans la ruche. »), le corps demeure. En conséquence de quoi il « découpe [s]a naissance, lui donne un arrière-goût de ferraille. Pieds boueux et nausée au-delà des flaques. » S’éploie sur ça les traces – naissance, enfance, biographie d’un corps qu’on plaque : « J’ai égrené chaque souvenir au papier abrasif. Obtenu une surface lisse et remise à nu que j’ai recouverte de mes émeutes, en passes croisées. » C’est que le poème s’impose de combler. C’est à lui que revient la tâche de colmater : « J’ai tout abandonné dans mes fissures. » Surgi de cette structure (d’hommes) où le corps s’écroue sans aménité, Lorin tente de repeupler la chose, d’obturer les vacuoles, de bonder par le mot. D’un « ego excisé » le poète ponctionne « l’épaisseur d’une syntaxe ». La langue seule offre de remblayer ce qu’ailleurs on vide. Tari par l’autre et désempli – par le social, par le non-monde –, le poète se voit du moins doté de ça. En l’absence de tout autre héritage pour se faire une identité, il faut bien revenir à ce que sûrement on habite, la langue. En « Desdichado » postmoderne, Lorin se borne au peu qu’il reste : « J’ai hérité de ce que je ne suis pas : une maison, un métier, une tare. Les équilibres se détruisent par grand gel, voilà tout. » Le corps certes est « congédié » mais demeure la langue. Seule surface habitable. Et pérenne. Puisqu’ailleurs on nous somme de s’autrer, de s’aliéner jusque dans sa chair :

             « Madame, Monsieur,
            Dans le cadre d’un premier emploi, je me permets de vous présenter ma candidature. 
            Cette décision ne s’est pas faite en un jour : la barque savait flotter malgré le mauvais bois et les cartilages qui craquent. Des haleines équivoques ont tout brisé, les oboles comme les misères.
            Puis l’adolescence, un cri penché sur une place.
            Voilà pourquoi je propose d’abandonner mon corps durant vos huit heures réglementaires. »

On voit en quoi le poétique demeure le seul espace de liberté. Il s’agit toujours de « se protéger dans le vide des phonèmes ». « La syntaxe, seul rhésus qui compte » offre d’être à soi – ou d’être tout court, pour ce qu’il en est. Avec la grammaire pour seul grimoire, le scribe s’époumone dans l’absence d’azur. Vivre s’accompagne de restrictions. Au terme de ce recueil de proses, éparses comme un corps, l’aveu d’un possible : « Alors, d’une poussée dans le dos, je contemplerai les revers de la peau : l’univers clos de la camisole et mes regrets au fond de veines trouées, comme des poches ou des forêts. / Se heurter à l’étroitesse de l’ambulance, l’impossibilité du fantôme. / Prescrire seringues et ruines du corps dans l’espoir de faire comprendre que les cent pas ne sont qu’une expression, rien de plus. » Or ces cent pas, perdus comme d’autres, sont ceux de qui s’efforce de mettre en mots le très nommable d’un corps que vivre là pousse à se fendre. Quoi d’autre, quand on se targue de faire poème, que de se coltiner les cents pas de qui trépigne, les cents pas du texte qu’on passe et repasse sous la langue, pour s’occuper. Peupler l’absence. Ou l’absenté.

Romain Frezzato

Matthieu Lorin, Un corps qu’on dépeuple, Exopotamie, 2023, 15 €


Un extrait

C’est aux environs de la majorité que j’ai excisé mon ego avant de le mélanger au regard que me portait ma mère lorsque j’étais tout pour elle.

J’ai ainsi pu détacher ma peau en suivant les pointillés, y ai découvert des nerfs à vif que j’ai étendus sur une corde fixée en plein vent.

Le monde extérieur a alors pris l’allure d’un incendie enfin circonscrit.

 

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