Un corps qu'on dépeuple de Matthieu Lorin, par Jean-Michel Maubert
"Ce texte, comme le précédent, Souvenirs et Grillages, semble raconter à travers ses éclats et fragments une subjectivité incarnée (un corps au monde) qui ne trouve un espace vivable et respirable qu'au sein du territoire mouvant / mutant du poème. Comme si la parole-poème permettait de se recomposer, se refaire une chair: « je découpe ma naissance » (p. 12).
Le poème qui suit, « Terminaison nerveuse d'un arbre fendu... », évoque la recherche d'une frontière. Comme un territoire d'os / de bois, un paysage viscéral chargé d'organes et de sensations. Je ne sais pas si l'auteur a déjà lu Logique de la sensation de Gilles Deleuze – livre tentant de penser ce qui se joue dans la peinture de Francis Bacon – tant le sillon qu'il creuse a à voir avec les thèmes profonds du peintre.
Frappe et percute dans cette suite de poèmes l'idée de se refaire un corps (le repeupler autrement). C'est un thème puissant et assez dérangeant pour nos habitudes mentales et culturelles, thème qui a été exploré / expérimenté de façon abyssale par Antonin Artaud : le corps-sans-organes comme corps intensif. Il y a un poème d'Artaud sur les hommes-arbres (mais je ne sais plus où, j'ai lu cela il y a très longtemps). Sur ce même thème du corps, je pense aussi à la froideur clinique hallucinée du Festin nu de Burroughs (qui est cité dans Souvenirs et grillages). Sauf que dans Un corps qu'on dépeuple, on n'est pas dans une recomposition métaphysique du corps à la façon d'Artaud, ni au sein d'une politique médicale tordue comme chez Burroughs, mais dans une étrange autobiographie.
Je dis cela car il me semble que le thème de la construction / déconstruction dissout les grilles de lecture psychologisantes. Ce travail se fait grâce à une métaphorisation constructiviste qui est vraiment passionnante – cela hantait déjà de façon insistante les autres textes de Matthieu Lorin. Il y a là une très puissante mise en matière / en matériaux des affects et des percepts. Car tout y est sensoriel, palpable, vibrant d'une douleur contenue dans les parois des phrases. Les phrases de Matthieu Lorin donnent la sensation d'avoir été découpées dans un matériau brut et sombre – on sent une pulsation douloureuse, lancinante, comme une bête piégée cherchant l'air: « J'étale maintenant des questions jusque-là roulées en boule » (p. 23) – la peau étant découpé-étalée et les nerfs suspendus comme du linge « sur une corde fixée en plein vent » (p. 21) ou encore « maison / peau / table / pensée » (p. 36). La peau revient souvent dans les fragments.
C'est un thème tellement profond qu'il m'est impossible ici de trop le creuser (et, de nouveau, cela résonne fortement avec ce que dit Deleuze dans Logique du sens sur l'oralité, le manger-parler et la montée vers la surface, l'arpentage de la peau-membrane). Forcément cette expérience sensitive racontée sur un mode fragmentaire est traversée de failles / fêlures. Le moi moderne est fêlé par la forme du temps. La fêlure devient avec Matthieu Lorin, la forme même de l'espace intérieur où le corps-sans-organes tente de se recomposer / se reconstruire. L'image qui me vient est celle d'une terre fragmentée en blocs / en îlots – les poèmes / la voix, formant un territoire de chair et d'affects en archipel. Il faut vivre et se refaire un corps dans cet espace. C'est sans doute à cela que l'auteur travaille. Je parlais plus haut de la dimension autobiographique et je me dis que Matthieu a dû lire ce magnifique texte de Beckett, Compagnie, dans lequel le narrateur découvre que la solitude de la tête est peuplée de voix. Dépeuple / Dépeupleur – un écho / hommage volontaire au grand Sam peut-être. La figure de Beckett a sans doute nourri et hanté ce travail sur la densité et la concentration des phrases. Il y a une matière intime épaisse et meurtrie, mais elle se trouve malaxée et taillée et tranchée à vif par la façon qu'a le poète de faire tenir ses phrases."
Jean-Michel Maubert
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