Un corps qu'on dépeuple de Matthieu Lorin, par Claude Vercey

Matthieu Lorin : « Je suis celui qui arrache » (I.D n° 1075)

publié le 7 décembre 2023 , par Claude Vercey dans Accueil> Les I.D

 
 

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« Il me faut encore aujourd’hui remonter le temps, à rebours, comme on fait demi-tour devant un fleuve en crue » : ainsi Matthieu Lorin définit le projet de ce nouveau livre, publié aux éditions Exopotamie  : Un corps qu’on dépeuple. Dont la lecture me fait à mon tour revenir sur mes pas, vers l’opus précédent : Souvenirs et grillages dont j’assurais la préface (aux éditions Sous le Sceau du tabellion – cf I.D n° 1005), où s’affirmait une voix personnelle. Et de conclure : «  Matthieu Lorin est devenu lui-même ».

Matthieu Lorin

Couverture : Sébastien Montag.
Écho & Narcisse (puisque les forêts feront des déserts)

Et il lui fallait une nouvelle fois revenir sur la trajectoire de sa vie, s’en ressaisir avec plus de vigueur encore, entraînant le lecteur, hors toute nostalgie (par exception, et tout juste le temps d’un poème, on note un instant de mélancolie qui remue aujourd’hui comme un gibier piégé par la battue), dans l’examen d’une matière autobiographique, dessinée par étapes, de l’enfance (« Il me faut éliminer les misères et cette enfance qui vandalise mes tempes », prétendras-tu) aux premiers signes d’approche de la mort, qui pointent dans l’avant-dernière prose, forme habituelle qu’emprunte le poète :

Il n’est plus temps de discuter, l’os devient cassant et ce sera bientôt au tour de ma peau, puis des mots.

Je craindrai quelque temps encore les arêtes saillantes et les angles trop francs : la mort ne sait pas se faire discrète.

Si Souvenirs et grillages revenait déjà sur le passé, l’ouvrage s’attachait aux années de formation intellectuelle : il s’agissait pour Matthieu Lorin de prendre ses distances d’avec les auteurs qui lui avaient servi de modèles, tout en leur rendant hommage. Le retour sur soi-même est cette fois plus violent, physique, et le lecteur ne peut qu’être aussitôt saisi, séduit tout autant, par les verbes d’action dont il est abondamment usé, et qui donnent à son texte l’énergie des plus communicatives d’un corps-à-corps : De l’enfance, il faut briser le cocon comme le paysan tire un coup de fusil dans la ruche  ; je suis celui qui arrache, est-il écrit un peu plus loin. Et encore, pour citer un poème cette fois dans son intégralité :

C’est aux environs de la majorité que j’ai excisé mon égo avant de le mélanger au regard que me portait ma mère lorsque j’étais tout pour elle.

J’ai pu enfin détacher ma peau en suivant les pointillés, y ai découvert des nerfs à vif que j’ai étendus sur une corde fixée en plein vent.

Le monde extérieur a alors pris l’allure d’un incendie enfin circonscrit.

Le recueil se présente au final comme une succession de nécessaires arrachements, douloureux et pleins de rancœurs  : arrachements à la famille, aux dérives de la jeunesse, à l’église, croit-on comprendre, car les évocations restent allusives, cachées et révélées tout à la fois par le jeu des images. Comment ne pas penser alors à cet autre de ses manuscrits, pour l’heure demeuré inédit, dont j’ai naguère extrait plusieurs poèmes (Repérage du 11 avril 2023), et intitulé : Cartographie d’une rancune, où déjà il égrenait chaque souvenir au papier abrasif ? En clair : réglait ses comptes avec les parents ? (mon recueil le plus personnel, précisait-il lors des échanges qui suivirent).

Renoncera-t-il au final, comme il l’énonce dans les dernières lignes du recueil, à cette idée de tout faire péter, les corps comme les reproches ? Matthieu Lorin trouvera-t-il l’apaisement ? Rompant l’enchainement des poèmes, s’immiscent dans le recueil quelques lettres, teintées d’un humour bien venu, qui ouvrent vers ce qui pourrait conduire à une autre écriture, et qui donnent à l’ensemble une tout autre tonalité, comme dans cette dernière page d’où est tirée la précédente citation, ou dans cette délicate et troublante lettre administrative qui ressemble fort à une demande en mariage :

Madame,

Je me permets de postuler pour un emploi dans votre existence.

Sachant aussi bien compter les coups du sort qu’entasser les mensonges, dans ce corps rafistolé par les services sociaux, je pense réunir les qualités recherchées. Pour être honnête, mes médiocrités se terrent quelque part là-dedans, mais impossible de les déloger.

Je me sens pourtant apte à envahir votre vie de mes usures. Elles se glisseront dans les angles du temps ou la limaille un peu rouillée d’une porte d’entrée rafistolée.

On songe alors à cet autre recueil, récemment chroniqué ici même ( I.D n° 1067), où la lettre devenait forme poétique : Lettres à Madame, de Nathanaëlle Quoirez.


Repères  : Matthieu Lorin : Un corps qu’on dépeuple. Éditions Exopotamie . 64 p. 15€.

Rappel : Matthieu Lorin dirige La Page blanche, revue accessible en version électronique et papier. Le 62ème numéro est paru.

 

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Pour acheter le livre :
Matthieu Lorin, Un corps qu'on dépeuple – Éditions Exopotamie