Toutes ces choses qui font craquer la nuit, de Cécile A. Holdban, par Marc Wetzel
Une chronique de Marc Wetzel
Cécile A. HOLDBAN (textes et dessins) – Toutes ces choses qui font craquer la nuit – éditions Exopotamie – juin 2023, 108 pages, 17€
« Double travail – voir et dire
la Terre ne se pose pas
tant de questions » (205)
mais si, si, justement !
Comme (avec un talent égal !) peintre et poète, Cécile Holdban ne pouvait rater l’occasion d’à la fois montrer et dire la nature. Pouvoir manier ensemble l’esquisse et le hai-ku, comme en ce livre, n’est pas si fréquent – mais deux moyens valent mieux qu’un pour exprimer son mystère. Car si la nature est aisée à définir (c’est l’auto-production spontanée du tout continué des choses), et à situer (elle est à la fois indépendante de l’homme puisqu’elle ne l’a produit que très tardivement, et pourtant exposée à l’action de l’homme car c’est en elle – et non dans une autre réalité dont elle pourrait s’abriter, à laquelle elle ne serait pas exposée – qu’elle a doté l’homme de capacités qu’il peut ainsi retourner contre elle), bien des incertitudes subsistent : nous ne sommes pas sûrs de son origine divine, nous ne savons pas s’il existe des « lois de la nature » hors de notre esprit qui les formule et les applique, nous ignorons même si sa façon de se produire est pour elle-même une technique, un savoir-faire, c’est à dire s’il faut ou non doter la nature d’un savoir se faire. Ce qui est hors de doute, c’est qu’elle a formes et couleurs permettant nos paysages, et codes et rythmes permettant nos chants – mais voilà : nous constatons sans bien les comprendre les manières qu’elle a d’assurer sa perennité, de contrôler sa stabilité et de tirer parti de son immensité. Ce qui est certain, c’est que la nature est active, comme le sont la peinture et la poésie (là où la photo peut se contenter d’enregistrer ce qui apparaît, la peinture doit élaborer elle-même sa lumière, et manier devant elle ses moyens de présence; de même, là où le discours prosaïque peut laisser la syntaxe faire, et ignorer le bruit propre du sens, la poésie pilote impérativement les règles de son dire, et se fait devoir de sonner juste). Mais si peinture et poésie sont également actives, il est rare (et précieux) qu’elles agissent ensemble, comme elles le font ici.
Dans quel ordre, dans l’esprit de l’auteure, le font-elles ? Souvent, l’oeil de peintre a nettement inauguré la séquence :
La peintre a levé les yeux : elle a vu ces flocons noirs flotter dans l’immense volume blanc de l’air, et c’est ce qu’elle a su voir qui lui fait pouvoir formuler : neige à l’envers. Mais voilà : c’est déjà une poète qui dirigeait l’oeil de la peintre. Par exemple, le mot « idéogramme » hante déjà sa vue fugitive sur les reflets mouvants du bas de ses propres jambes nues. Le rare vocable doit déjà la hanter pour révéler à lui-même ce jeu de lumière posé sur elle :
Le plus souvent, les deux Muses sont synchro, et n’ont qu’un seul même mouvement chez cette artiste complète. Peindre, c’est savoir obtenir de la matière même qu’elle dise pour nous ce qu’elle est; versifier, inversement, c’est obtenir de la parole que, littéralement, elle nous montre ce qu’elle fait être. La poète le dit superbement (195), puis la peintre le fait (elle fait voir le vestiaire vrai, le secret salon d’essayage toujours en cours – pylones, fils et décharges tonales – de la réalité physique) :
Cécile Holdban l’exprime dans son titre : elle veut d’abord surprendre la réalité en ses craquements nocturnes. « Craquement » dit à la fois une rupture et une émission sonore, il tient à la fois du contraste (pictural) et de l’écho (poétique). Comme les variations de température font craquer le bois (le petit de l’âtre, le grand des meubles), les variations de pression les coquilles sur le chemin, les variations de tension les articulations d’un corps, ou le jeu du stress les âmes, la réalité signale en un bruit sec ce qui vient se défaire ou refaire d’elle. L’onomatopée (« crac ») est elle-même – comme glouglou et cliquetis – l’art qu’a un mot de dépeindre le son de son objet. Mais c’est le bruit même de son devenir qu’il faut ici restituer de la nature, son propre (intime, prodigieux, lui-même hanté) art de se ré-obtenir d’elle-même à chaque changement.
Un chapitre du recueil s’intitule par exemple « Adagio, andante » : ce n’est pas simplement une musicalisation extérieure du cours des choses, ce sont, respectivement, l’aisance et l‘allant mêmes de la nature qui s’expriment (« adagio », c’est, en effet, étymologiquement, l’adjacence aisée, le fait d’être commode à soi-même en sachant se retrouver dans les positions successives qu’on prend, redisposer confortablement de ses propres formes; et « andante » dit la vive régularité de son cours – de mots latins (ambio, ambitus …) exprimant l’organisation optimale de ses tours et détours, le cours content de ses méandres). Ainsi, se faisant à ce qu’ils deviennent, savent changer de taille les ombres, de bonds les bêtes, d’angles les vacillants :
« L’ombre s’allongeelle nageavec le ruisseau » (136)
« Brindilles grisesavant qu’elles ne sautentles sauterelles » (145)
« Qui du pin ou de mois’incline le mieuxdans la montée ? » (164)
Reste la question spirituelle (que Cécile Holdban n’esquive pas) : l’art peut-il instruire notre séjour naturel (est-ce à lui d’y contribuer ? comment compenser l’automne vécu par un printemps créé ?) : n’est-ce qu’un printemps pour rire, cet art qui refeuillerait artificiellement la vie tombée d’elle-même à sa saison ? Cécile Holdban nous fait, alors, simplement voir et chanter de plus près la chute vraie des feuilles, leur pétiole qui se saborde, dissout ses propres parois, prend soin de rapatrier vers la tige les substances digestibles et la chlorophylle, et de cicatriser la plaie pour empêcher les tissus conducteurs de se vider comme des gargouilles. L’art, qui vient alors à contre-abscission, raccorde, remanie, réinvente – mais toujours en surveillant la vie en lui, et respectant la mort en-dehors :
« Dessiner des feuillessur les arbresautomne inversé » (160)
« Parfois la mort s’inviteà la grande tablenous déjeunons » (170)
C’est ici, d’abord et toujours, un travail d’honorer (de grandir notre attention à la grandeur des choses). Honorer ainsi la stabilité végétale en en faisant l’escalier du regard; honorer la vulnérabilité animale dans l’empathie physiologique; honorer l’éclat vrai des choses en comprenant l’intermittence de leurs diamants, en respectant les normalement simples lueurs d’une lumière n’ayant pas, elle, à s’éclairer elle-même :
« L’oeil grimpepar l’échelle des feuillesvers les cimes » (143)
« Coups de fusil lointainssoudainje me sens chevreuil » (92)
« C’est un scintillementtrop brefpour pleurer » (171)
Et honorer aussi celles et ceux qui donnèrent à nos bouches le goût de leurs mots, à nos mains celui de leurs gestes :
« Ma mère
cueillant des herbes
dans une clairière flottante » (86)
Parfait exemple du merveilleux travail des récentes éditions Exopotamie, ce recueil « écripeint » par Cécile Holdban honore aussi, très fortement, sobrement et sûrement, la peinture et la poésie, en faisant motif d’espoir de ce qu’elles savent, magiquement ensemble, pour nous :
« Dans l’haleine du ciel
on sent
une odeur de futur » (116)
© Marc Wetzel
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