Un tour d'horloge avec Jasmin Limans


 

1 . Quel enfant étiez-vous ? (caractère, personnalité, rapport aux autres, aux monde, à l’imaginaire...). Et quel adulte pensiez-vous devenir à ce moment-là ? 

Jasmin Limans : L'enfant, celui que je suis encore un peu, parfois. Jean qui rit, qui pleure, j'en sais rien… Avec un petit peu plus de confiance en moi, et surtout, d'émerveillement. J'aimais la vie, le monde. Je ne me posais pas la question de Dieu. Chaque matin était une joie, chaque jour une fête, la nuit un rêve. Le présent me suffisait, je ne m'ennuyais jamais. Quand j'avais un peu de temps, j'inventais des histoires. C'est sans doute par là que le doute est venu en moi. La question. Les questions…

L'adulte que je suis, c'est encore cet enfant naïf, mais plus méfiant. Je m'étonne encore chaque jour mais je relativise, je raisonne, je n'ai plus sept ans…  Enfant, je ne me demandais pas ce que j'allais devenir. Indien, aventurier, pirate, chevalier, apache, contrebandier… militaire voyageur. Je ne sais plus trop.

Je sais juste que je voulais vivre au Maroc – dans ce royaume –, que j'aimais ce pays, mon pays. C'est ce qui est encore en moi aujourd’hui : l'amour du Maroc, de ces femmes et ces hommes, de cette langue maternelle qui m'est à la fois étrangère, que je déchiffre mais ne sais ni lire, ni parler. Enfant, j'étais un analphabète marocain, je le suis toujours. Ça me fait rire maintenant ! Et j'aime toujours autant mon pays. 


2 . À quel âge avez-vous commencé à écrire ? Et à quoi ressemblaient vos premiers textes ? Y a t-il eu un élément fondateur (une rencontre, une lecture, un film, un événement...) qui vous a poussé dans cette voie ?

JL : À mon départ du Maroc. J'ai d’abord écrit pour passer le temps, pour traverser l'ennui. Parce que le soleil me manquait, parce que le chant des oiseaux, Casablanca, Fatima et Reda, tout de là-bas me manquait. Mon frère était trop petit, il fallait bien que je résiste, que je m'amuse. Je posais sans cesse la question à ma mère : à quoi tu penses ? J'ai écrit aussi pour ça, pour calmer le manque et l'angoisse, pour alléger la monotonie, presque par jeu.

Et puis aussi, il y avait sans cesse – il y a toujours – ce portail, ce bruit de porte que l'on referme, cet arrachement à l'enfance, et cette phrase de ma mère : ne sois pas triste, ça ne sert à rien, la vie est une aventure, elle continue seulement ailleurs. J'ai écrit pour découvrir aussi comment la vie continue. Pour ne plus entendre les portes se refermer.

Bref, aujourd’hui encore, j'écris. De la poésie. Peut-être parce que j'aurais voulu être chanteur, je crois qu’il y a un peu de ça aussi dans la poésie ;  un refrain, des couplets, des ballades.


3 . Y a t-il des livres qui vous ont marqué étant enfant ou adolescent, au point de vous avoir transformé ou d’avoir changé votre regard sur le monde ou sur vous-même ?

JL : Des livres, oui, beaucoup. L'île au trésor. Les milles et une nuit. Ça modifiait sans cesse le regard que je portais sur moi, sur le monde. La lecture, c'est le sens qui éclate, qui raisonne autrement, qui émeut, qui permet de comprendre, ou de ne pas comprendre justement, de faire face à la question.

Enfant, mon père me lisait Don Quichotte et j'adorais ça. Marcel Aymé aussi. Mais j'ai encore plus aimé lire seul. Le journal d'Anne Franck. Au lapin d'Austerlitz de Jacques Faizant, que je lisais à 8 ans parce qu'il y avait des dessins et des gens qui buvaient ; ça me donnait l'impression d’être un grand. Robert Desnos pour la poésie. Mon ami Silberman aussi, vers 10 ans. Des chocs. Des larmes. De la colère.  Des souris et des hommes.

Après, il y a eu l'adolescence et d'autres livres. J'ai détesté Quand j'avais cinq ans je m'ai tué. Je n'aimais pas généralement les livres que l'on me recommandait. Boris Vian et L'Arrache-cœur par contre, ça m'a fait du bien je crois. Brûlebois aussi, de Marcel Aymé. Des poèmes de Cendrars, Rimbaud,  Michaux... Puis Romain Gary, et plus tard Dostoïevski, les russes, beaucoup de romans russes, et aussi la poésie d’Edmond Jabès et d’Aimé Césaire. Mahmoud Darwich, Paul Celan, et maintenant Yehuda Amichaï. 

Oui, ça me marque encore tout ça, et ça continue d’ouvrir mon regard sur le monde. Ça ne le change pas complètement, ça le fait juste entendre autrement.


4 . 
 Quel genre de livres lisez-vous aujourd’hui ? Y a t-il des auteurs que vous appréciez particulièrement ou inconditionnellement (vivants ou morts) ? Avez-vous des livres de chevet ?

JL : Je ne lis pas de genre. J'essaie juste de lire. Des vivants et des morts, oui. Quand j'aime, quand ça m'étonne, il m’arrive aussi de relire, mais pas assez, pas souvent. J'ai la flemme de lire aussi parfois. J’essaie plutôt de prendre le temps de rencontrer un roman. Romain Gary me manque, tout comme Dumas et Dostoïevski. Kipling aussi. Simenon et les policiers, ça va pour les vacances, mais je n’en prends pas trop de vacances, alors oui, plutôt de la poésie, et même un peu chaque jour.

Après, oui, j'ai des livres de chevet mais ils restent sur ma table, je ne les lis pas tous les jours, mais ils me protègent… Et j’adore les Sublimes paroles et idioties de Nasr Eddin Hodja. J’en relis presque toutes les semaines.

 

5 . Quel genre de textes aspirez-vous à écrire ? Et idéalement, que souhaiteriez-vous que ces textes apportent aux lecteurs ou même à la société s’ils avaient le pouvoir d’agir sur eux, d'induire des changements ou des prises de conscience ?

JL : Je ne sais pas ce que je veux écrire. Je ne cherche pas à le savoir. Et j’avoue même ne pas penser au lecteur quand j’écris. C'est plus comme si je rédigeais une lettre, un message sans destinataire. Oui, un message à mettre dans une bouteille. Je ne sais pas et je ne veux pas savoir ça. C'est peut-être aussi une forme de prière. Un partage. Un souffle. Une fable ou une blague. Des rires et des larmes. Le partage d’un souvenir. C'est tout que je peux dire là-dessus, et c'est déjà trop.

 

6 . Y a-t-il dans votre écriture des sujets qui s’imposent d’eux-mêmes ? Comment expliquez-vous la récurrence de certains de ces thèmes et préoccupations ? Les assumez-vous tous pleinement ?

JL : Il n'y a pas de sujet, que des rencontres, des rendez-vous avec le moment, les mots, l'instant, la lumière et les émotions. Je n'assume aucun thème, ils s'imposent d’eux-mêmes, ils s’échappent, ils reviennent, rien ne m'appartient, ni les mots, ni les idées. Les formules sont presque toutes les mêmes, ce n'est qu'une question d'agencement et de vérité. Je ne sais pas vraiment répondre à ça… 

Après, j'ai mes préoccupations oui ; la vie, garder la vie en soi, s'étonner, partager. Partager même avec un idiot, une abeille, comme dit le poète, et souvent l'idiot c'est moi. Je partage mon idiotie, mon amour des lettres, des langues qui sont à d’autres. Mes préoccupations : rester vivant et mourir chaque jour. Des formules magiques…

 

7 . Qu’est-ce qui est à l’origine de l’écriture du texte Matin de lumière ? Maintenant qu'il est publié, quel(s) message(s) vous semble-t-il contenir ? Et d’après vous, à quel(s) type(s) de lecteur ce texte peut-il s’adresser ?

JL : Pour l'origine du texte, je dois ça à des conjonctures : mes premiers balbutiements en arabe littéraire, d'où le titre Saba el nur qui est une salutation, une manière de dire bonjour le matin, comme good morning en anglais, avec cette idée, cette présence de la lumière, j'adore, il y a ça aussi pour le soir avec Masa el nur. Et puis des lieux, une maison, une certaine lumière donc, des moments, des mots avec Marie – celle avec qui je partage ma vie –, des pensées qu'on déplie comme des mouvements, des pas de danse dans la neige, et Yoram, et Nejib, et ma fille…

Et aussi, ma haine pour les sports d’hiver. Je déteste ça les sports d’hiver, le ski, les stations, les remontées mécaniques, les combinaisons fluo, les lunettes noires, les masques… Ça me dégoute toutes ces couleurs, tout cet argent qui brille et glisse sur la neige en affichant sa supériorité sociale.
Bref, cette question est assez terrible. Je préfère m’arrêter là.

 

8 . Écrivez-vous quotidiennement et de quelle façon ? Avez-vous des rituels, des horaires ? Êtes-vous plutôt papier ou clavier ?

JL : J'écris, c'est déjà trop. Après, je n’ai aucun rituel non, ou alors il change constamment. Avant c'était un moyen de boire et de fumer  – beaucoup, énormément – en jouant au poète maudit, à l'écrivain raté, au petit enfant triste qui se console dans la drogue, maintenant c'est un peu le contraire. Bientôt peut-être, je saurai ponctuer mes phrases et apprendre à me taire. À écrire en silence, autrement.

Et sinon, plutôt clavier oui. Je pilote, je tape, je fais danser mes doigts sur les touches du portable, et même sur mon téléphone. Quelle horreur… Mais il y a toujours au départ un premier mouvement sur papier, un tracé, un dessin de lettre, une graphie.

 

9 . Qu’est-ce que l’écriture vous procure de positif et/ou de négatif au quotidien et à un niveau plus profond, dans ce qui vous constitue personnellement ? Est-ce pour vous une nécessité ? Un plaisir ? Une façon d’apaiser des pulsions ou de sublimer des souffrances ? Un moyen d’accéder à une forme d’équilibre ?

JL : L'écriture, je ne sais pas. Un certain déséquilibre quotidien, un jugement au-dessus de ma tête. L'éclatement du sens, des sens, plus encore que le dérèglement. Ça m'emporte aussi parfois, mais ça ne sublime rien, ça me maintient plutôt. C'est un rendez-vous avec l'instant, c'est tout, une prière aussi. Mais je me répète…

 

10 . Quels vœux voudriez-vous formuler si vous aviez en face de vous un génie qui vous proposait d’en réaliser 3 dont :

  • 1 pour l’univers, la planète ou l’humanité,

  • 1 pour des personnes proches de vous ou qui appartiennent à un groupe dont vous faites également partie (famille, amis, communauté spirituelle ou intellectuelle),

  • 1 pour vous-même.

JL : Je ne sais vraiment pas. Et ça m'embêterait beaucoup d'être à cette place et que ce soit possible de rendre mes vœux réels !
Pour l’univers et pour mes proches, de l'amour et de la paix, et que ca tourne encore, que l'on danse dans la lumière, qu'on accepte à chaque instant la vie, ce qui vient, bref, je n'ai pas grand-chose à dire.

Pour moi, il me faudrait déjà trouver un vœu en lequel je crois ! Non, vraiment je ne sais pas. Parfois je doute déjà de ma propre existence alors de celle des génies... Un djinn, à la rigueur.  Sinon, faire du cheval dans le ciel, traverser la mer et les étoiles au galop, courir, danser. Ne plus se souvenir, être dans l'instant.

 

11 . Qu’auriez-vous envie de dire à l’enfant que vous étiez si vous le rencontriez aujourd’hui ?

JL : Alors, toujours aussi con ? Aussi naïf ? Quand donc feras-tu attention à toi ? Aux autres ? Au monde ? Tu n'es plus un enfant. Vis maintenant. Apprends à être responsable. Allez, bon courage ! Ça ne sera pas facile mais un jour peut-être, tu te souviendras de ton futur, et alors, tu seras enfin calme.

Non, je crois que je ne dirais rien. J'écouterais plutôt. Et je pleurerais. Je rirais aussi avec lui. Oui, j'écouterais l'enfant parler. Je l'écoute souvent encore.

 

12 . Un mot de la fin ?

JL : Finir m'est toujours difficile, je recommence à chaque fois… Je suis l'enfant que j'étais, juste un peu plus con, un peu moins sûr de moi. Non, je ne sais pas finir… On reprend depuis le début ? On dit qu'on a la vie devant soi et on recommence. On finit un chapitre. On avance. On apprend à dire je. Et on fait comme on peut avec son passé, sa mémoire, son futur. On essaie de vivre. Parfois on est vivant, on aime bien ça être vivant. Et puis un jour on meurt. C'est ça non ? J'en sais rien… Le mot de la fin, ça me fait peur. Une danse, une louange, une forme d'Abracadabra à l'envers. Oui, voilà le mot de la fin.